Depuis la préhistoire, l'homme s'est toujours servi du roseau pour de nombreux usages, et en particulier pour la construction des maisons, des bateaux et de nombreux ustensiles dont les plus répandus étaient des paniers tressés. L'utilisation du roseau pour la musique est très ancienne, mais uniquement pour fabriquer des instruments, que l'on trouve dans tous les pays où il pousse (pipo, flûte de pan, ...) L'anche pour les instruments à vent est une des utilisations qui a résisté à tous les autres matériaux, et qui a le plus évolué et permis de voir que le roseau n'est pas le même partout.
Arundo donax, c'est le nom scientifique du roseau. C'est une plante typique du climat méditerranéen où elle pousse spontanément. Elle appartient à la famille des graminées géantes (5 à 6 m de hauteur, 2 à 3 cm de diamètre). C'est une plante stérile qui ne fleurie jamais. Elle se multiplie par ses rhizomes qui émettent chaque année des racines et des tiges aériennes. Les rhizomes croissent et se développent indéfiniment horizontalement sous la surface du sol, ce qui explique sa fragilité au gel. Ils produisent des racines sur sa face inférieure qui s'enfoncent dans la terre et des tiges sur sa face supérieure. Contrairement aux racines, les rhizomes ont des nuds, des bourgeons qui produisent des petites feuilles et des tiges.
Le roseau sort de terre entre avril et mai. Et comme il sort de terre, il demeure et ne grossit plus. S'il sort petit, il reste petit, s'il sort gros, il reste...gros. C'est l'été qu'il prendra sa hauteur. Quand le roseau est à maturité (au bout de deux ans où il mesure environ de 7 à 8 mètres avec un diamètre entre 26 et 32 mm), on le coupe et l'entrepose à l'air libre où il sera travaillé. La coupe s'effectue au cur de l'hiver rigoureux, tant que la sève est au plus bas, au milieu des racines sur une période de quatre mois du 1er décembre au 31 mars. Ainsi, on coupe le roseau en période de repos de la plante et uniquement en lune descendante. La coupe s'effectue le plus bas possible, là où il est le plus fort. On ne coupe que des roseaux qui ont au moins deux années, et uniquement ceux qui ont le bon diamètre, car chaque instrument demande une mesure très particulière. Après la coupe, les roseaux sont assemblés en "cloches". On laisse ensuite le roseau au repos, avec ses feuilles, de deux mois à deux ans suivant les instruments.
Les roseaux assemblés en "cloches". Le "soleillage" des roseaux.
Vient ensuite le raclage. On enlève les feuilles de chaque tige, on le nettoie, on garde seulement les deux ou trois mètres à partir de la base (le reste étant utilisé comme cannisse), on coupe (du pied vers la pointe) des tubes en jettant les nuds pour obtenir des bâtons propres à la musique. Et en juillet puis en août, c'est le temps de l'exposer au soleil. Torses nus, on le "soleille" sur des claies. C'est là que le roseau perdra de sa verdeur, qu'il prendra sa teinte jaune comme un petit pain. Sa peau se transforme en vernis grâce au vent et à la lumière. Puis, les roseaux séchés sont stockés sous le vent avant de le rentrer à l'abri de l'humidité. Enfin, le travail d'artisan commence, chaque tube est calibré en fonction de sa destination : baryton, ténor, alto, clarinette, hautbois ou basson.
Roseau pour basson Ø 22/25 mm
Les bâtons sont débités en tubes sans noeuds. Les tubes sont calibrés et triés selon l'instrument. Pour fabriquer une anche double pour Cabrette, il faut se procurer des tubes d'un diamètre d'environ 25 mm.
Tube logueur 8/10 cm
Chaque tube est coupé en deux pour obtenir des tronçons de 8 à 10 cm puis découpé en lamelles de 10 mm de large.
Lamelle de roseau
Chaque lamelle est ensuite gougée à l'aide d'une gouge de 26 au biseau inversé pour obtenir une épaisseur de 0,6/0,7 mm.
Lamelle de roseau dégrossie
Enfin, on polira l'intérieur de la lamelle à l'aide d'une bande de papier de verre (00) pour éliminer toutes les imperfections.
Lamelle de roseau gougée à 0,7 mm
Après avoir délimité le milieu de la lamelle gougée à l'aide d'un crayon à papier, on découpera celle-ci afin de lui donner une première forme trapézoïdale. On utilisera une pince que l'on peut fabriquer soi-même.
Lamelle de roseau prédécoupée
Pour permettre de plier le roseau, partie gougée en dedans, on fera un trait de scie sur le milieu de la lamelle.
Trait de scie
Après avoir plier délicatement le roseau, les deux lamelles maintenues entre le pouce et l'index seront égalisées sur du papier de verre afin d'obtenir un trapèze bien régulier et la bonne largeur. Celle-ci varie en fonction du calibre de l'anche ; 9 mm pour un 39, 10 mm pour un 47.
Pliage de la lamelle
La ligature
La ligature est un élément important de l'anche. Elle permet d'une part de maintenir ensemble les deux lames de roseau en faisant office de ressort et d'autre part de régler en partie la justesse du pied de Cabrette.
Pour réaliser une ligature d'anche de Cabrette, il faut se procurer du fil de laiton ou du fil de cuivre étamé de 0,5 mm de Ø et un outil, que l'on peut fabriquer soi-même, sur lequel on enroule le fil de laiton (5 spires) pour se terminer par une torsade. La largeur de la ligature varie en fonction du calibre de l'anche; de 6 mm pour un pied de 39 à 8 mm pour un pied de 47.
Outil pour fabriquer une ligature
Lorsque la ligature sera terminée, on la gissera sur les deux lamelles jusqu'à la bloquer en force avec le dos d'une lame de couteau sans toutefois trop serrée sous peine de restreindre les vibrations de l'anche. Puis on enlèvera le vernis des lames inférieures à environ 5 mm de la ligature et on les humidifiera en les tenant entre ses lèvres pendant quelques instants.
Ligature bloquée sur les lamelle
Le canon
La longueur du canon est fonction du calibre de l'anche donc de la longueur du pied et, plus récisément de la distance "Fond de portée / Trou du pouce", distance qui est fixée par le Facteur de Cabrette pour chaque longueur de pied.
Cotes trou du pouce/ligature
La cote "trou du pouce/haut de la ligature" est très importante. Elle doit être respecter pour obtenir un bon accordage.
Pour fabriquer un canon, il faut se procurer un feuilard en cuivre ou laiton de 0,4 mm d'épaisseur. On découpera dans celui-ci des trapèzes isocèles ayant pour bases 8 et 14 pour les pieds de 35 à 42 cm de longueur et 9 et 15 mm pour les pieds supérieurs à 44 cm.
Les trapèzes seront ensuite façonnés sur un guide afin d'obtenir une parfaite conicité.
Enfin, on aplatira le sommet du canon sur un guide afin de former une éllipse. Cette forme ovoïdale est importante car elle conditionne la bonne ouverture et la bonne symétrie des lames. Les guides peuvent être fabriqués avec des clous de charpente. Utilisez votre imagination quand il s'agît d'outils. Il est important que vous ayez des outils avec lesquels vous ayez plaisir à travailler et qui conviennent aux différentes phases du travail.
Montage de l'anche
Introduire le canon entre les lames inférieures.
Puis, on se munira de fil poissé que l'on peut acheter dans le commerce ou du fil solide, type fil d'Ecosse, que l'on aura précédemment poissé avec de la poix. On commencera à enrouler le fil en partant 3 mm avant la base des lamelles inférieures en faisant des spires jointives et très serrées. Arrivé à la base de la ligature, on redescendra jusqu'au point de départ.
Le grattage
Le bon grattage dépend de l'état de l'affûtage ainsi que de la qualité de la manufacture de l'outil. On effectuera d'abord un premier dégrossissage en enlevant le "brillant" des deux lamelles en commençant à environ 2 mm de la ligature et en prenant soin de faire un arc de cercle. Cette partie non grattée s'appelle "le talon".
Puis, commencera l'affinage. Avec une lame bien affûtée, grattez du talon vers la pointe et toujours dans le sens des fibres du roseau jusqu'à obtenir une épaisseur d'environ 0,7 mm d'épaisseur (pour les deux lamelles réunies). A mi-route, on libèrera les deux lamelles en les coupant à 2 mm de la pliure, de l'extrémité supérieure des lames. Cette opération s'effectue sur un petit billot de bois dur avec un couteau tranchant.
L'accordage
Avant d'introduire l'anche dans sa portée, enrouler plusieurs épaisseurs de fil non poissé autour du canon de façon à ce que la base de celui-ci épouse la forme de la portée du pied. L'accordage se fera avec un accordeur électronique sur la note tonique du pied qu'on appelle "limanié". Le premier essai indiquera que le pied sonne trop bas, on coupera alors le sommet des lames jusqu'à l'accord. Plus on approchera de l'accord, plus les coupes seront fines. Lorsque l'accord sera correct, on vérifira toutes les notes jusqu'à "la fleur". C'est le nom donné à la note au-dessus de l'octave supérieur. Il est a noté que la note "modale", soit un SI pour un pied en DO, souffre d'une altération proche du demi-ton. La note juste est obtenue en débouchant uniquement l'index de la main placée en bas sur le pied.
Pour obtenir un bon accordage des notes, on affinera les lamelles en grattant ici ou là : à la base de l'anche pour baisser le son ou à son extrémité pour le monter. Le grattage du coeur de l'anche permet une modification assez importante de la couleur sonore de celle - ci. Trop de bois vous donne une anche dure, trop peu de bois et l'anche s'effondre.
Si l'anche est trop dure, gratter le long des bords. Attention si vous en retirez trop ici par rapport au milieu de l'anche, un déséquilibre est créé et l'anche devient instable, le son s'assourdit et le ton s'assombrit légèrement.
En pinçant légèrement le plat de la ligature, on diminuera l'ouverture, on baissera le ton. En pinçant des deux côtés, on obtiendra une ouverture plus grande, on montera le ton. Une anche trop ouverte, rendra impossble d'atteindre "la fleur", la note au-dessus de l'octave supérieure.
On retiendra que chaque anche est unique; le roseau est une matière naturelle qui peut se comporter de façon très différente selon la température, l'hygrométrie, etc... Pour limiter ces effets, on trempera l'anche, à mi-hauteur des lames, dans de l'huile d'amende douce pendant une heure.
Chaque pied est également unique donc la dimension et la facture du Pied imposent les propres cotes de l'anche. Une anche prévue pour un pied de 39, ne conviendra pas à un pied de 47, et inversement. L'anche d'un pied de 39 fait par tel facteur peut ne pas convenir à un autre pied de 39 réalisé par un autre facteur.
La fabrication d'une anche requiert de l'entraînement, une délicate précision dans le maniement des outils et beaucoup de patience. Cela entraîne aussi nombre de beuglements d'exaspération, d'agacement, des grincements de dents et le supplice de l'âme ! La meilleure anche est celle que vous obtiendrez avec l'expérience, bon courage...
Par Victor Laroussinie
Janvier 2005